Page:Segalen - Les Immémoriaux.djvu/20

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

hargneux. D’autres, insoupçonnés, s’étaient abattus — voici vingt lunaisons, ou cent, ou plus — parmi les compagnons, les parents, les fétii. À les remémorer chacun sentait un grand trouble dans son ventre :

Des gens maigrissaient ainsi que des vieillards, puis, les yeux brillants, la peau visqueuse, le souffle coupé de hoquets douloureux, mouraient en haletant. D’autres voyaient leurs membres se durcir, leur peau sécher comme l’écorce d’arbre battue dont on se pare aux jours de fête, et devenir, autant que cette écorce, insensible et rude ; des taches noires et ternes les tatouaient de marques ignobles ; les doigts des mains, puis les doigts des pieds, crochus comme des griffes d’oiseaux, se disloquaient, tombaient. On les semait en marchant. Les os cassaient dans les moignons, en petits morceaux. Malgré leurs mains perdues, leurs pieds ébréchés, leurs orbites ouvertes, leurs faces dépouillées de lèvres et de nez, les misérables agitaient encore, durant de nombreuses saisons, parmi les hommes vivants, leurs charognes déjà putréfiées, et qui ne voulaient pas tout à fait mourir. Parfois, tous les habitants d’un rivage, secoués de fièvres, le corps bourgeonnant de pustules rougeâtres, les yeux sanguinolents, disparaissaient comme s’ils avaient livré bataille aux esprits-qui-vont-dans-la-nuit. Les femmes étaient stériles ou bien leurs déplorables grossesses avortaient sans profit. Des maux inconcevables succédaient aux