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visibles et menaçantes, les spectres, les fantômes sinistres furent les fruits d’une ignorance inquiète dans les siècles d’oppressions et de misères intolérables. Par une conséquence analogique, des esprits sombres, aigris par leurs douleurs réelles, imaginèrent des effets plus imposans et plus terribles du principe désastreux de souffrance et de mort qui sans cesse corrompoit pour l’homme l’œuvre universelle du Dieu d’ordre, de paix et d’harmonie. La sécurité d’un bonheur constant, sa lumière douce et pacifique dissiperait plus puissamment que les éclairs de la stérile raison, tous ces fantômes lugubres exhalés de l’abîme des misères humaines.

Il seroit plus difficile de renoncer aux rêves heureux. Peut-être aussi pourroit-on tolérer[1] ces erreurs spécieuses dont l’espoir durant autant que la vie, a cet inconvénient de moins que l’on n’éprouve jamais le malheur d’être désabusé : mais redoutez surtout les chimères terrestres ; elles mettent des calamités inévitables à la place des biens imprudemment promis. Il n’est pas de moment plus pénible que celui où notre attente trompée efface elle-même le plaisir

  1. Dans une cité imparfaite.