Page:Sensine - Chrestomathie Poètes, Payot, 1914.djvu/756

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Du voyageur pensif et de funeste augure
Emerge, contemplant son liquide tombeau.

On dirait dans l’orage une voile qui sombre !
Battu des flots vainqueurs et regrettant l’essor,
L’aigle touche à son terme, et dans un rêve sombre,
Tel qu’un esprit s’envole affranchi par la mort,
Sa pensée erre et fuit scrutant l’espace et l’ombre.

Il regarde et se tait, jouet du gouffre obscur.
Tel un miroir tremblant où pleure une buée,
Son œil gris réfléchit le terne et vague azur,
L’immensité s’y tient toute, diminuée,
A travers comme un voile. Il songe à sa nuée,
Plus ému qu’un mortel ne l’est du ciel futur.

Son rêve intérieur, qu’il contemple, voyage
Indéfiniment loin. Il revoit son berceau
Flottant, immense, où tout un mouvant paysage
S’éclaire, ondule, fuit, emporté dans l’assaut
Des vents… Il rêve encor qu’il chevauche l’orage.

Il évoque, exalté, le fécond firmament
Qui soudain se dévoile, ouvrant des perspectives
Sans fin, dans les splendeurs et le frémissement
Des soleils merveilleux ; et, ses ailes captives,
Tout là-haut, parmi des torrents de lueurs vives,
Il les revoit noyer son éternel tourment…

Soudain un frisson brusque agite son plumage ;
Et, comme pour chercher enfin un confident
A son grand désespoir muet, vers le nuage
Il se retourne, il pousse un cri rauque et strident,
Sinistre et vain appel jeté dans un naufrage !

Puis il ferme les yeux, accablé de stupeur,
Et se berce, enivré de tristesse profonde,
Dans une immensité de silence et d’horreur…
Comme après une épave, en un instant, le monde
Des basses eaux se presse, avide, au sein de l’onde,
Dévorant le captif taciturne et sans peur…

O poète altéré de rêve et de mystère !
Aigle esseulé, sublime en ton vol ondoyant !
Heurtant les astres d’or, perdant sous toi la terre,
Météore animé, tu passais, flamboyant !
Un éclair signalait ta course solitaire…