Page:Shakespeare, apocryphes - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1866, tome 1.djvu/129

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SCÈNE IV.

tille nièce, quelles mains atrocement cruelles — t’ont mutilée et dépecée ? Quelles mains ont dépouillé ton corps — de ses deux branches, de ces douces guirlandes, — dans le cercle ombré desquelles des rois ont ambitionné de dormir, — impuissants qu’ils étaient à conquérir un bonheur aussi grand — que la moitié seulement de ton amour ?… Pourquoi ne me réponds-tu pas ? — Hélas ! un flot cramoisi de sang chaud, — pareil à une source qui bouillonne agitée par le vent, — jaillit et s’écoule entre les lèvres rosées, — suivant le va-et-vient de ton haleine embaumée ! — Mais, sûrement, quelque Térée t’a déflorée, — et, pour t’empêcher de le dénoncer, t’a coupé la langue. — Ah ! voilà que tu détournes la face par confusion ! — Et, nonobstant tout ce sang que tu perds — par ces trois jets béants, — tes joues sont empourprées comme la face de Titan — rougissant à la rencontre d’un nuage ! — Faut-il que je réponde pour toi ? que je dise : c’est cela ? — Oh ! que je voudrais connaître ta pensée, et connaître le misérable — pour pouvoir l’accuser à cœur-joie ! — Le chagrin caché, comme un four fermé, — brûle et calcine le cœur qui le recèle. — La belle Philomèle n’avait perdu que la langue, — et sur un long canevas elle put broder sa pensée. — Mais à toi, aimable nièce, ce moyen t’est retranché. — Tu as rencontré un Térée plus astucieux, — et il a coupé ces jolis doigts, — qui auraient brodé mieux que ceux de Philomèle. — Oh ! si le monstre avait vu ces mains de lis — palpiter, comme des feuilles de tremble, sur un luth — et prodiguer aux cordes soyeuses les délices de ses caresses, — il n’aurait pas voulu les toucher, au prix même de sa vie. — Ou, s’il avait entendu la céleste harmonie — qu’exhalait cette langue mélodieuse, — il aurait laissé choir son couteau, et serait tombé assoupi, — comme Cerbère aux pieds du poëte de Thrace. — Allons, partons, viens aveugler ton père ; — car un tel spectacle doit rendre un père aveugle. — Un orage d’une