Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Guizot, Didier, 1863, tome 8.djvu/446

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de lui plaire. Si je te perds, ma
perte est le gain de mon amie ; en la perdant mon ami a trouvé ce que
j’avais perdu, tous deux se retrouvent et je les perds tous les deux, et
c’est pour l’amour de moi qu’ils m’imposent tous deux cette croix ; mais
voici ma joie, mon ami et moi nous ne sommes qu’un, douce flatterie,

alors c’est moi seul qu’elle aime.


Lorsque mes yeux se ferment, c’est alors qu’ils voient le mieux, car

tout le jour ils voient des choses auxquelles ils ne prennent pas garde ;
mais, lorsque je dors, je te vois en rêve. Obscurément brillants, leur
éclat se dirige vers l’obscurité, et toi dont l’ombre illuminerait les
ombres, comme la forme de ton ombre serait un spectacle charmant dans le
jour pur, l’éclairant de ta lumière plus pure encore, puisque ton ombre
brille ainsi à des yeux fermés. Comme mes yeux seraient heureux, dis-je,
de te contempler, pendant la vie du jour, puisque pendant la mort de la
nuit ta belle ombre imparfaite apparaît à travers un lourd sommeil à des
yeux sans regards. Tous les jours me sont des nuits, tant que je ne te
vois pas, et les nuits sont des jours éclatants, lorsque mes rêves te

voient devant moi.


Si l’épaisse substance de ma chair n’était qu’esprit, la distance

injurieuse ne m’arrêterait plus en dépit de l’espace, j’arriverais alors
des lieux les plus reculés, là où tu te trouves. Peu m’importerait
alors, même lorsque mon pied poserait sur le point de la terre le plus
éloigné de toi, l’agile pensée peut franchir les mers et la terre, aussi
promptement qu’elle a conçu le désir d’arriver dans un lieu. Mais hélas,
pensée qui me tue, je ne suis pas la pensée, je ne puis pas franchir
d’innombrables lieues lorsque tu es loin de moi, je suis fait au
contraire de tant de terre et d’eau que je suis obligé d’attendre en
gémissant le bon plaisir de la terre, ne recevant de ces éléments

pesants que des larmes amères, gages de la douleur de tous deux.


Les deux autres éléments, l’air léger et le feu puissant, sont toujours

avec toi, où que je me puisse trouver ; le premier est ma pensée, le
second est mon désir ; toujours absents et toujours