Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Guizot, Didier, 1864, tome 1.djvu/107

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
101
SUR SHAKSPEARE.

bourreaux pénètre celui-ci d’indignation ; qu’une teinte de satisfaction courageuse répandue dans les regards de la victime rappelle au patriote les joies du dévouement à une cause sacrée ; que l’âme du philosophe s’élève par la contemplation de l’homme se sacrifiant à la vérité : peu importe la diversité de ces impressions ; elles sont toutes également naturelles, également libres ; chaque spectateur choisit, pour ainsi dire, le sentiment qui lui convient, et quand il y est entré, aucun fait extérieur ne vient l’y troubler ; nul mouvement n’interrompt celui auquel chacun se livre selon son penchant.

Dans le cours prolongé de l’action dramatique, au contraire, tout change à chaque pas ; chaque moment produit une impression nouvelle. Il a suffi au peintre d’établir, entre le personnage et le spectateur, un premier rapport qui ne varie plus. Il faut que le poëte dramatique renoue sans cesse cette relation, qu’il la maintienne à travers les vicissitudes de situations diverses. Tous les actes où se déploie l’existence humaine, toutes les formes quelle revêt, tous les sentiments qui la peuvent modifier pendant la durée d’un événement toujours compliqué, voilà les nombreux et mobiles objets qu’il présente au public ; et il ne lui est pas permis de se séparer jamais de ses spectateurs, de les laisser un instant seuls et libres ; il faut qu’il agisse incessamment sur eux, qu’à chaque pas il excite dans leur âme des émotions analogues à la situation toujours changeante où il les a placés. Comment y parviendra-t-il s’il ne s’adapte avec soin à leurs dispositions, à leurs penchants, s’il ne répond aux besoins actuels de leur esprit, s’il ne s’adresse constamment à des idées qui leur soient familières, et ne leur parle le langage qu’ils ont coutume d’entendre ? La passion ne nous paraîtra plus aussi touchante si elle se manifeste d’une façon contraire à nos habitudes ; la sympathie ne s’éveillera point avec la même vivacité sur des intérêts auxquels nous avons cessé d’être personnellement sensibles. La nécessité