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SUR SHAKSPEARE.

mence. On passe en Angleterre ; on y voit arriver Macduff ; les terribles événements qu’il ignore ont rempli, pour nous, l’intervalle qui doit séparer son départ de son arrivée ; Ross survient quelque temps après et l’instruit de son malheur. Tous deux peignent à Malcolm la désolation de l’Écosse, la haine générale qui s’est soulevée contre Macbeth. L’armée qui doit renverser le tyran est assemblée ; on donne l’ordre du départ. Mais, pendant que l’armée est en route, c’est vers Macbeth que le poëte rappelle notre imagination ; c’est avec lui que nous nous préparons à l’approche des troupes, dont la marche s’accomplit sans que rien nous apprenne à en mesurer la durée, ou nous porte à nous en informer. Presque jamais, dans Shakspeare, les personnages n’arrivent immédiatement dans le lieu pour lequel ils viennent de partir : un si brusque rapprochement serait contraire à l’ordre naturel de la succession des idées. Nous avons vu Richard II partir pour le château de Jean de Gaunt ; c’est chez Jean de Gaunt, et en nous occupant de lui, que nous attendons ensuite Richard, dont le voyage s’est fait sans que notre esprit se puisse plaindre de n’avoir pas été consulté sur le temps qu’il y a employé. De même, entre deux événements évidemment séparés par un intervalle assez long pour que nous n’aimions pas à le voir disparaître sans y prendre quelque part, Shakspeare place une scène qui peut appartenir également à la première ou à la seconde époque, et il nous fait passer de l’une à l’autre sans nous choquer par son intime connexion avec ce qui la précède ou ce qui la suit. Ainsi, dans le Roi Lear, entre le moment où Lear partage son royaume à ses filles, et celui où Gonerille, déjà lassée de la présence de son père, se détermine à s’en débarrasser, prennent place les scènes du château de Glocester, et le commencement de l’intrigue d’Edmond. Guidé par cet instinct qui est la science du génie, le poëte sait que notre imagination parcourra sans effort avec lui le temps et l’espace, s’il lui épargne les invraisemblances morales