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NOTICE

prince des choses déjà passées. Il y auroit fort à discourir si ce prince, par la violence de sa mélancolie, recevoit telles impressions qu’il devinât ce que nul homme ne lui avoit jamais déclaré. »

Évidemment, c’est Hamlet qui, dans ce récit, a frappé et séduit Shakspeare. Ce jeune prince, fou par calcul, peut-être un peu par nature, rusé et mélancolique, ardent à venger la mort de son père et habile à veiller pour sa propre vie, adoré de la jeune fille envoyée pour le perdre, objet de l’effroi et toujours pourtant de la tendresse de sa coupable mère, et, jusqu’au moment de l’explosion, caché et incompréhensible pour toutes les deux ; ce personnage plein de passion, de péril et de mystère, versé dans les sciences occultes et à qui peut-être, « à travers la violence de sa mélancolie, le malin esprit fait deviner ce que nul homme ne lui a jamais déclaré ; » quelle donnée admirable pour Shakspeare, scrutateur si curieux et si profond des agitations obscures de l’âme et de la destinée humaines ! N’eût-il fait que peindre, en les dessinant avec la fermeté et en les colorant avec l’éclat de son pinceau, ce caractère et cette situation tels que les lui donnait la chronique, il eût, à coup sûr, produit un chef-d’œuvre.

Mais Shakspeare a fait bien davantage : sous sa main la folie de Hamlet devient tout autre chose que la préméditation obstinée ou l’exaltation mélancolique d’un jeune prince du moyen âge, placé dans une situation périlleuse et plongé dans un sombre dessein : c’est un grave état moral, une grande maladie de l’âme qui, à certaines époques et dans certaines conditions de l’état social et des mœurs, se répand parmi les hommes, atteint souvent les mieux doués et les plus nobles, et les frappe d’un trouble quelquefois bien voisin de la folie. Le monde est plein de mal, de toute sorte de mal. Que de souffrances et de crimes, et d’erreurs fatales, quoique innocentes ! Que d’iniquités générales et privées, éclatantes et ignorées ! Que de mérites étouffés ou méconnus, perdus pour le public, à charge pour leurs possesseurs ! Que de mensonges et de froideur, et de légèreté, et d’ingratitude, et d’oubli dans les relations et les sentiments des hommes ! La vie si courte et pourtant si agitée, tantôt si pesante et tantôt si vide ! L’avenir si obscur ! tant de ténèbres au terme de tant d’épreuves ! À ceux qui ne voient que cette face du monde et de la destinée humaine, on comprend que l’esprit se trouble, que le cœur défaille, et qu’une mélancolie misanthropique devienne une disposition habituelle qui les jette tour à tour dans l’irritation ou dans le doute, dans le mépris ironique ou dans l’abattement.

Ce n’était point là, à coup sûr, la maladie des temps où la chro-