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SUR HAMLET.

nique fait vivre Hamlet, ni de celui où vivait Shakspeare lui-même. Le moyen âge et le xvie siècle étaient des époques trop actives et trop rudes pour que ces contemplations amères et ces développements malsains de la sensibilité humaine y trouvassent aisément accès. Ils appartiennent bien plutôt à des temps de vie molle et d’une excitation morale à la fois vive et oisive, quand les âmes sont jetées hors de leur repos et dépourvues de toute occupation forte et obligée. C’est alors que naissent ces mécontentements méditatifs, ces impressions partiales et irritées, cet entier oubli des biens, cette susceptibilité passionnée devant les maux de la condition humaine, et toute cette colère savante de l’homme contre l’ordre et les lois de cet univers.

Ce malaise douloureux, ce trouble profond que porte dans l’âme une si sombre et si fausse appréciation des choses en général et de l’homme lui-même, et qu’il ne rencontrait guère dans son propre temps, ni dans les temps dont il lisait l’histoire, Shakspeare les a devinés et en a fait la figure et le caractère de Hamlet. Qu’on relise les quatre grands monologues où le prince de Danemark s’abandonne à l’expression réfléchie de ses sentiments intimes [1] ; qu’on recueille dans toute la pièce les mots épars où il les manifeste en passant ; qu’on recherche et qu’on résume ce qui éclate et ce qui se cache dans tout ce qu’il pense et ce qu’il dit ; partout on reconnaîtra la maladie morale que je viens de décrire. Là réside vraiment, bien plus que dans ses chagrins ou dans ses périls personnels, la source de la mélancolie de Hamlet ; c’est là son idée fixe et sa folie.

Et avec l’admirable bon sens du génie, pour rendre, non-seulement supportable, mais saisissant, le spectacle d’une maladie si sombre, Shakspeare a mis, dans le malade lui-même, les qualités les plus douces et les plus attrayantes. Il a fait Hamlet beau, populaire, généreux, affectueux, tendre même. Il a voulu que le caractère instinctif de son héros relevât en quelque sorte la nature humaine des méfiances et des anathèmes dont sa mélancolie philosophique l’accablait.

Mais, en même temps, guidé par cet instinct d’harmonie qui n’abandonne jamais le vrai poëte, Shakspeare a répandu sur tout le drame la même couleur sombre qui ouvre la scène ; le spectre du roi assassiné imprime dès les premiers pas et conduit jusqu’au terme le mouvement. Et quand le terme arrive, c’est aussi la mort qui règne ; tous meurent, les innocents comme les coupables, la jeune fille comme le prince, et plus folle que lui : tous vont rejoindre le spectre qui n’est

  1. Acte Ier, scène ii ; — Acte II, scène ii ; — Acte III, scène ire — Acte IV, scène iv.