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HAMLET.

ou permet le corps dont il est la tête. Si donc Hamlet dit qu’il vous aime, il est de votre sagesse de le croire seulement jusqu’à ce point où peut aller, selon le rôle et le rang qui lui sont propres, son droit d’agir comme il a parlé, c’est-à-dire jusque-là seulement où peut aller avec lui la grande voix du Danemark. Pesez donc la perte que votre honneur aurait à subir, si, d’une oreille trop crédule, vous écoutiez ses chansons, ou perdiez votre cœur, ou ouvriez à ses importunités sans frein le trésor de votre chasteté. Craignez cela, Ophélia, craignez cela, chère sœur ; tenez-vous toujours en deçà de votre affection, hors de l’atteinte et du danger des désirs. La vierge la plus ménagère d’elle-même est déjà assez prodigue si elle démasque sa beauté aux regards de la lune. La vertu même n’échappe point aux traits de la calomnie ; le ver ronge les enfants du printemps, trop souvent même avant que leurs boutons soient épanouis ; et c’est au matin de la jeunesse, sous ses limpides rosées, que les souffles contagieux ont plus de menaces. Soyez donc prudente : la meilleure sauvegarde, c’est la peur : assez souvent la jeunesse se révolte d’elle-même, quoiqu’elle n’ait près d’elle personne qui l’y pousse.

ophélia. — Je conserverai l’impression de cette leçon salutaire, comme un gardien pour mon cœur. Mais, mon bon frère, ne faites pas comme quelques rudes pasteurs : il ne faut pas me montrer une route escarpée et épineuse vers le ciel, et, comme un libertin vantard et insouciant, suivre soi-même le sentier fleuri de la licence, et s’inquiéter peu de ses propres leçons.

laërtes. — Oh ne craignez pas pour moi. Je m’arrête trop longtemps. Mais voici venir mon père. (Polonius entre.) Une double bénédiction est une double faveur. L’occasion me rit pour un second adieu.

polonius. — Encore ici, Laërtes ! À bord, à bord ! c’est une honte : le vent est là qui pousse au dos de votre voile, et vous vous faites attendre ! Allons, que ma bénédiction soit avec vous (il met sa main sur la tête de Laërtes) ; et songe à graver en ta mémoire ces quelques préceptes : « Ne donne pas à toutes tes pensées une langue, ni à