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ACTE IV, SCÈNE VII.

le lieutenant.—Dites-moi, général, pensez-vous qu’il emporte Rome ?

aufidius.—Toutes les places se rendent à lui avant même qu’il arrive devant leurs murs, et la noblesse de Rome est pour lui. Les sénateurs et les patriciens sont aussi ses amis. Les tribuns ne sont pas des soldats ; et le peuple sera aussi prompt à le rappeler qu’il l’a été à le bannir. Je pense qu’il sera pour Rome ce qu’est pour le poisson l’orfraie, qui s’en empare par le droit de souveraineté qu’il tient de la nature. D’abord il a servi l’État en brave citoyen ; mais il n’a pu porter ses honneurs avec modération : soit orgueil, vice qu’engendrent des succès journaliers, et que n’évite jamais l’homme heureux ; soit inhabileté à profiter des occasions dont il a pu disposer, soit impossibilité naturelle de prendre une autre attitude sur les sièges du sénat que sous le casque, et de gouverner la paix moins rudement que la guerre : un seul de ces défauts (car je lui rends justice, il ne les a pas tous, ou du moins il n’a de chacun qu’une teinte légère), un seul de ces défauts a suffi, pour le faire craindre, haïr et bannir. Il n’a du mérite que pour l’étouffer dès qu’il parle. Ainsi nos vertus sont soumises aux circonstances, qui souvent les interprètent mal. Une vertu qui aime à se faire valoir elle-même trouve son tombeau dans la tribune où elle monte pour exalter ses actions. Un feu étouffe un autre feu ; un clou chasse un autre clou ; un droit renverse un autre droit ; la force périt par une autre force—Allons, éloignons-nous. Marcius, quand Rome sera ta proie, tu seras le plus misérable des hommes, et tu ne tarderas pas à devenir la mienne.

(Ils sortent.)
FIN DU QUATRIÈME ACTE.