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APPENDICE.

apprendre. Nous ne le possédons pas, de tout point, tel que Shakspeare l’avait écrit. Mais là se borne la portée de nos remarques, et nous ne voudrions pas qu’elles fussent autrement interprétées ni qu’on en poussât plus loin les conclusions. Nous possédons assurément le premier Hamlet tel que Shakspeare l’avait conçu ; si la forme en est altérée en mainte place dans l’in-quarto de 1603, l’ensemble et le fond de l’œuvre sont demeurés. C’est un texte qui vaut la peine d’être étudié, même s’il ne mérite pas l’honneur d’être traduit. Et tout d’abord, en l’étudiant, on se confirme tout à fait dans l’opinion qui assigne la date de 1589 au premier Hamlet de Shakspeare. Ceux qui lui assignent la date de 1584 en font la première œuvre dramatique de Shakspeare, et une œuvre qu’il aurait écrite l’année même où il vint à Londres [1]. Mais est-il vraisemblable que Shakspeare, même Shakspeare, au sortir de sa petite paroisse et d’une pauvre boutique de boucher, sans expérience de la scène ni des coulisses, sans avoir vu la ville ni entrevu la cour, sans s’être mêlé aux écrivains de son temps, ait écrit pour ainsi dire au débotté cette pièce où la plus puissante imagination n’est pas seule à se déployer, mais où se montre aussi une très-familière connaissance des exigences et des procédés dramatiques, et surtout où se reflète, sur le fond légendaire du sujet, tout le spectacle de la vie contemporaine, de la vie mondaine, théâtrale, littéraire, telle que Londres seulement pouvait enseigner à la peindre ? Tout cela, pourtant, est déjà dans le premier Hamlet. Déjà toute la séquelle royale, vieux conseillers et jeunes fats, bons amis de cour qui pompent les faveurs du roi et qui espionnent l’héritier présomptif, déjà toute la fourmilière citadine, mauvais auteurs, mauvais acteurs, tragédiens qui hurlent, bouffons qui se mêlent d’improviser, tiennent leur place dans le premier Hamlet, dépeints et châtiés de main de maître ; déjà la Didon de Greene et de Marlowe y est parodiée, la Tragédie espagnole de Kid y est imitée, le personnage d’Osrick y est en germe, ceux de Rosencrantz et de Guildenstern presque complets,

  1. S’il en était ainsi, d’ailleurs, pourquoi Dryden, soutenant que jamais auteur tragique n’a fait un coup de maître pour son coup d’essai, aurait-il dit, du ton le plus affirmatif : « La muse même de Shakspeare a d’abord enfanté Périclès, et le Prince de Tyr fut l’aîné d’Othello. » Dryden écrivait cela en 1677, d’après des souvenirs qui pouvaient encore être directs, ou tout au moins d’après des traditions préférables aux conjectures d’aujourd’hui.