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ÉTUDE

prirent d’émouvoir le peuple en lui retraçant les graves destinées des héros et des rois ; Cratinus et Aristophane se chargèrent de le divertir par le spectacle des travers de leurs contemporains ou de ses propres folies. Ces classifications naturelles répondaient à l’ensemble de l’ordre social, à l’état des esprits, aux instincts du goût public qui se fût choqué de les voir violées, qui voulait se livrer sans incertitude ni partage à une seule impression, à un seul plaisir, qui eût repoussé ces mélanges et ces brusques rapprochements dont rien ne lui avait offert l’image ni fait contracter l’habitude. Ainsi chaque art, chaque genre se développa librement, isolément, dans les limites de sa mission. Ainsi la tragédie et la comédie se partagèrent l’homme et le monde, prenant chacune, dans les réalités, un domaine distinct, et venant tour à tour offrir, à la contemplation sérieuse ou gaie d’un peuple qui voulait partout la simplicité et l’harmonie, les poétiques effets qu’elles en savaient tirer.

Dans notre monde moderne, toutes choses ont porté un autre caractère. L’ordre, la régularité, le développement naturel et facile en ont paru bannis. D’immenses intérêts, d’admirables idées, des sentiments sublimes ont été comme jetés pêle-mêle avec des passions brutales, des besoins grossiers, des habitudes vulgaires. L’obscurité, l’agitation et le trouble ont régné dans les esprits comme dans les États. Les nations se sont formées, non plus d’hommes libres et d’esclaves, mais d’un mélange confus de classes diverses, compliquées, toujours en lutte et en travail ; chaos violent que la civilisation, après de si longs efforts, n’a pas encore réussi à débrouiller complètement. Des conditions séparées par le pouvoir, unies dans une commune barbarie de mœurs, le germe des plus hautes vérités morales fermentant au sein d’une absurde ignorance, de grandes vertus appliquées contre toute raison, des vices honteux soutenus avec hauteur, un honneur indocile, étranger aux plus simples délicatesses de la probité, une servilité sans bornes, compagne