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SUR SHAKSPEARE.

la vérité. En un tel état du théâtre et des esprits, que pouvait être la comédie proprement dite ? Comment lui était-il permis de prétendre à porter un nom particulier, à former un genre distinct ? Elle y réussit en sortant hardiment de ces réalités où son domaine naturel n’était ni respecté ni même reconnu ; elle ne s’astreignit point à peindre des mœurs déterminées ni des caractères conséquents ; elle ne se proposa point de représenter les choses et les hommes sous un aspect ridicule, mais véritable : elle devint une œuvre fantastique et romanesque, le refuge de ces amusantes invraisemblances que, dans sa paresse ou sa folie, l’imagination se plaît à réunir par un fil léger, pour en former des combinaisons capables de divertir ou d’intéresser sans provoquer le jugement de la raison. Des tableaux gracieux, des surprises, la curiosité qui s’attache au mouvement d’une intrigue, les mécomptes, les quiproquo, les jeux d’esprit que peut amener un travestissement, tel était le fond de ce divertissement sans conséquence. La contexture des pièces espagnoles, dont le goût commençait à s’introduire en Angleterre, fournissait à ces jeux de l’imagination des cadres nombreux et de séduisants modèles ; après les chroniques et les ballades, les recueils de nouvelles françaises ou italiennes étaient, avec les romans de chevalerie, la lecture favorite du public. Est-il étrange que cette mine féconde et ce genre facile aient attiré d’abord les regards de Shakspeare ? Doit-on s’étonner que cette imagination jeune et brillante se soit empressée d’errer à son plaisir dans de tels sujets, libre du joug des vraisemblances, dispensée de chercher des combinaisons sérieuses et fortes ? Ce poëte, dont l’esprit et la main marchaient, dit-on, avec une égale rapidité, dont les manuscrits offraient à peine une rature, se livrait sans doute avec délices à ces jeux vagabonds où se déployaient sans travail ses vives et riches facultés. Il pouvait tout mettre dans ses comédies, et il y a tout mis en effet, excepté ce que repoussait un pareil système,