Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Guizot, Didier, 1864, tome 1.djvu/79

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
73
SUR SHAKSPEARE.

scène, les met en saillie ; on sent qu’il y compte pour donner à son œuvre les formes et les couleurs de la réalité. L’invasion de la France, la bataille d’Azincourt, le mariage d’une fille de France avec le roi d’Angleterre, en faveur de qui le roi de France déshérite le dauphin, ne lui suffisent point pour remplir le drame historique de Henri V ; il appelle à son aide la comique érudition du brave Gallois Fluellen, les conversations du roi avec les soldats Pistol, Nym, Bardolph, tout ce mouvement subalterne d’une armée, et jusqu’aux joyeuses amours de Catherine avec Henri. Dans les Henri IV, le comique se lie de plus près aux événements ; cependant ce n’est pas de là qu’il émane ; Falstaff et son cortège tiendraient moins de place que les faits principaux n’en seraient pas moins préparés et ne suivraient pas un autre cours ; mais ces faits n’ont donné à Shakspeare que les contours extérieurs de la pièce ; ce sont les incidents de la vie privée, les détails comiques, Hotspur et sa femme, Falstaff et ses compagnons, qui viennent la remplir et l’animer.

Dans la vraie tragédie, tout prend une autre disposition, un autre aspect ; aucun incident n’est isolé ni étranger au fond même du drame ; aucun lien n’est léger ou fortuit. Les événements groupés autour du personnage principal se présentent avec l’importance que leur donne l’impression qu’il en reçoit ; c’est à lui qu’ils s’adressent, comme c’est de lui qu’ils proviennent ; il est le commencement et la fin, l’instrument et l’objet des décrets de Dieu qui, dans ce monde créé pour l’homme, a voulu que tout se fît par les mains de l’homme, et rien selon ses desseins. Dieu emploie la volonté humaine à accomplir des intentions que l’homme n’a point eues, et le laisse marcher librement vers un but qu’il n’a pas choisi. Mais l’homme en butte aux événements ne tombe point sous leur servitude ; si l’impuissance est sa condition, la liberté est sa nature ; les sentiments, les idées, les volontés que lui inspireront les