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ÉTUDE

images froides et stériles : c’est le sentiment qu’elles excitent en lui. Ce sentiment est le lien mystérieux qui nous unit au monde extérieur et nous le fait vraiment connaître ; quand notre pensée a considéré les réalités, notre âme s’émeut d’une impression analogue et spontanée ; sans la colère qu’inspire la vue du crime, d’où nous viendrait la révélation de ce qui le rend odieux ? Nul n’a réuni, au même degré que Shakspeare, ce double caractère de l’observateur impartial et de l’homme profondément sensible. Supérieur à tout par la raison, accessible à tout par la sympathie, il ne voit rien qu’il ne le juge, et il le juge parce qu’il le sent. Celui qui n’eût pas détesté Iago eût-il pénétré, comme Shakspeare, dans les replis de son exécrable caractère ? À l’horreur qu’il ressent pour le criminel est due l’effrayante énergie du langage qu’il lui prête. Qui pourrait nous faire trembler, comme lady Macbeth elle-même, de l’action qu’elle prépare avec si peu de crainte ? Mais s’agit-il d’exprimer la pitié, la tendresse, l’abandon de l’amour, l’égarement des terreurs maternelles, les fermes et profondes douleurs d’une amitié virile ? Alors l’observateur peut quitter son poste, le juge son tribunal ; c’est Shakspeare lui-même qui s’épanche avec l’abondance de sa nature ; ce sont les sentiments familiers à son âme qui s’émeuvent au moindre contact de son imagination. Les femmes, les enfants, les vieillards, qui les a peints comme lui ? Où l’ingénuité d’un amour permis a-t-elle fait naître une fleur plus pure que Desdemona ? La vieillesse indignement abandonnée, livrée à la démence par la faiblesse de l’âge et la violence de la douleur, se répandit-elle jamais en lamentations plus pathétiques que dans le Roi Lear ? Qui ne se sentira le cœur assailli de toutes les émotions pleines d’angoisse que peut inspirer l’enfance, en voyant la scène où Hubert, selon sa promesse au roi Jean, veut faire brûler les yeux du jeune Arthur ? Et si ce projet barbare recevait son exécution, qui pourrait la supporter ? Mais Shakspeare alors ne l’eut pas retracée : il