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SUR SHAKSPEARE.

de sentiments et d’intentions qui, à chaque occasion, au moindre prétexte, se soulevaient et s’obstruaient dans sa propre pensée.

Mais autant que, par les détails rares et incertains qui nous ont été transmis sur sa personne et sa vie, on peut concevoir aujourd’hui son caractère, tout porte à croire que Shakspeare ne prit jamais tant de soin de ses travaux ni de sa gloire. Plus disposé à jouir de lui-même qu’à s’en rendre compte, docile à l’inspiration plutôt que dirigé par la conscience de son génie, peu tourmenté du besoin des succès, plus enclin à en douter qu’attentif aux moyens de les préparer, le poëte avança sans mesurer sa route, se découvrant lui-même, pour ainsi dire, à chaque pas, et conservant peut-être encore, à la fin de sa carrière, quelque chose de cette naïve ignorance des merveilleuses richesses qu’il y répandait à pleines mains. Ses sonnets, seuls entre ses œuvres, contiennent quelques allusions à ses sentiments personnels, à la situation de son âme ou de sa vie ; mais on n’y rencontre que bien rarement cette idée, si naturelle à un poëte, de l’immortalité promise à ses vers ; et ce n’était pas un homme qui comptât beaucoup sur la postérité, ou s’en souciât guère, que celui qui s’est montré si peu soigneux de jeter quelque jour sur les seuls monuments de son existence privée que la postérité tienne de lui.

Imprimés pour la première fois en 1609, ces sonnets le furent, sans doute, de l’aveu de Shakspeare ; rien n’indique cependant qu’il ait pris la moindre part à leur publication. Ni lui ni son éditeur n’ont cherché à leur donner un intérêt historique par la désignation des personnes à qui ils furent adressés ou des occasions qui les inspirèrent. Aussi les clartés qu’on y peut entrevoir sur quelques circonstances de sa vie sont-elles si douteuses qu’elles servent plutôt à inquiéter son historien qu’à le conduire. Le style passionné qui y règne, même dans ceux qui évidemment ne s’adressent qu’à un ami, a jeté les commentateurs de Shakspeare dans un grand