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SUR SHAKSPEARE.

que sa nature lui donnait droit de participer à ces délicatesses jusque-là étrangères à ses habitudes, Shakspeare se sentit-il chargé, par sa situation, de douloureuses entraves ; peut-être s’exagéra-t-il son abaissement, par cette disposition d’une âme fière, d’autant plus accablée d’une condition inégale qu’elle se sent plus digne de l’égalité. Du moins n’est-il pas douteux qu’avec cette circonspection mesurée qui accompagne la fierté aussi bien que la modestie, Shakspeare n’ait travaillé à franchir des distances humiliantes, et qu’il n’y soit parvenu. Sa première dédicace à lord Southampton, celle de Vénus et Adonis, est écrite avec une respectueuse timidité. Celle du poëme de Lucrèce, publié l’année suivante, exprime un attachement reconnaissant, mais sûr d’être accueilli, et il voue à son protecteur « un amour sans mesure. » Le ton de cette préface conforme à celui d’un grand nombre de sonnets, des bienfaits répétés auxquels l’amitié de lord Southampton donna ce mérite qui permet qu’on s’en honore, la vive tendresse que devait inspirer au sensible et confiant Shakspeare l’aimable et généreuse protection d’un jeune homme brillant et considéré, toutes ces circonstances ont fait supposer à quelques commentateurs que lord Southampton pouvait bien avoir été l’objet des inexplicables sonnets du poëte. Sans examiner à quel point l’euphuisme, l’exagération du langage poétique et le faux goût du temps ont pu donner à lord Southampton les traits d’une maîtresse adorée, on ne saurait méconnaître que la plupart de ces sonnets s’adressent à une personne d’un rang supérieur, pour qui le dévouement du poëte porte le caractère d’un respect soumis autant que passionné. Plusieurs indiquent des relations littéraires, habituelles, et intimes. Tantôt Shakspeare se félicite d’être guidé et inspiré, tantôt il se plaint de n’être plus seul à recevoir ces inspirations : « J’avoue, dit-il, que tu n’étais pas marié à ma muse [1] ; »

  1. Sonnet 82, ibid., p. 646.