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ANTOINE ET CLÉOPÂTRE.

sein de la galère s’exhalent d’invisibles parfums qui frappent les sens, sur les quais adjacents. La ville envoie tous ses habitants au-devant d’elle : Antoine, assis sur un trône au milieu de la place publique, est resté seul, haranguant l’air, qui, sans son horreur pour le vide, eût aussi été contempler Cléopâtre et eût abandonné sa place dans la nature.

Agrippa.

Ô merveille de l’Égypte !

Énobarbus.

Aussitôt qu’elle fut débarquée, Antoine envoya vers elle et l’invita à souper. Elle répondit qu’il vaudrait mieux qu’il devînt son hôte, et qu’elle l’en conjurait. Notre galant Antoine, à qui jamais femme n’entendit prononcer le mot non, va au festin après s’être fait raser dix fois, et, selon sa coutume, il paye de son cœur ce que ses yeux seuls ont dévoré.

Agrippa.

Prostituée royale ! elle fit déposer au grand César son épée sur son lit ; il la cultiva, et elle porta un fruit.

Énobarbus.

Je l’ai vue une fois sauter à cloche-pied pendant quarante pas, dans les rues d’Alexandrie ; et bientôt, perdant haleine, elle parla, tout essoufflée ; elle se fit une nouvelle perfection de ce manque de forces, et de sa bouche sans haleine il s’exhalait un charme tout-puissant.

Mécène.

À présent, voilà Antoine obligé de la quitter pour toujours.

Énobarbus.

Jamais, il ne la quittera pas. L’âge ne peut la flétrir, ni l’habitude épuiser l’infinie variété de ses appas. Les autres femmes rassasient les désirs qu’elles satisfont ; mais elle, plus elle donne, plus elle affame ; car les choses les plus viles ont de la grâce chez elle : tellement, que les prêtres sacrés la bénissent au milieu de ses débauches.

Mécène.

Si la beauté, la sagesse et la modestie peuvent fixer le cœur d’Antoine, Octavie est pour lui un heureux lot.

Agrippa.

Allons-nous-en. Cher Énobarbus, deviens mon hôte pendant ton séjour ici.

Énobarbus.

Seigneur, je vous remercie humblement.

(Ils sortent.)