Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Guizot, Didier, 1864, tome 2.djvu/212

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Il m’apporte la liberté. Ma résolution est prise, et je ne sens plus rien en moi d’une femme. Des pieds à la tête je suis changée en marbre inflexible ; maintenant la lune inconstante n’est plus ma planète.

(Le garde revient avec un paysan portant une corbeille.)
Le garde.

Voilà cet homme.

Cléopâtre.

Éloigne-toi, et laisse-nous seuls. (Le garde sort.) (Au paysan.) As-tu là ce joli reptile du Nil qui tue sans douleur ?

Le paysan.

Oui, vraiment, je l’ai : mais je ne voudrais pas être la cause que vous eussiez envie de le toucher ; car sa morsure est immortelle : ceux qui en meurent n’en reviennent jamais, ou bien rarement.

Cléopâtre.

Te rappelles-tu quelques personnes qui en soient mortes ?

Le paysan.

Plusieurs ; des hommes, et des femmes aussi ; pas plus tard qu’hier, j’ouïs parler d’une femme, une fort honnête femme, mais un peu sujette à mentir[1] ; ce qui ne convient pas à une femme, à moins que ce ne soit en tout honneur. On disait comment elle était morte de cette morsure, quelle douleur elle avait ressentie. Vraiment, elle rend un fort bon témoignage à cette bête ; mais qui croira la moitié de ce qu’on dit ne sera pas sauvé par la moitié de ce qu’on fait. Mais le plus dangereux, c’est que ce reptile est un étrange reptile.

Cléopâtre.

Va-t’en, adieu.

Le paysan.

Je vous souhaite beaucoup de plaisir avec cette bête.

Cléopâtre.

Adieu.

Le paysan.

N’oubliez pas, voyez-vous, que le ver fera son devoir de ver.

Cléopâtre.

Oui, oui, adieu.

Le paysan.

Songez bien, madame, qu’il ne faut donner le ver à garder qu’à des personnes prudentes, car il n’y a, ma foi, rien de bon à attendre du ver.

  1. Le paysan plaisante ici sur le verbe to lie, mentir et se coucher, to lie in the way of honesty est se coucher en tout honneur avec son mari. Mentir en tout honneur serait plus difficile à expliquer.