Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Guizot, Didier, 1864, tome 2.djvu/375

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naturellement : mais jusqu’à cette après-midi, sa fureur n’avait jamais éclaté dans cet excès de frénésie.

L’ABBESSE.—N’a-t-il point fait de grandes pertes par un naufrage ? enterré quelque ami chéri ? Ses yeux n’ont-ils pas égaré son cœur dans un amour illégitime ? C’est un péché très-commun chez les jeunes gens qui donnent à leurs yeux la liberté de tout voir : lequel de ces accidents a-t-il éprouvé ?

ADRIANA.—Aucun ; si ce n’est peut-être le dernier. Je veux dire quelque amourette qui l’éloignait souvent de sa maison.

L’ABBESSE.—Vous auriez dû lui faire des remontrances.

ADRIANA.—Eh ! je l’ai fait.

L’ABBESSE.—Mais pas assez fortes.

ADRIANA.—Aussi fortes que la pudeur me le permettait.

L’ABBESSE.—Peut-être en particulier.

ADRIANA.—Et en public aussi.

L’ABBESSE.—Oui, mais pas assez.

ADRIANA.—C’était le texte de tous nos entretiens : au lit, il ne pouvait pas dormir tant je lui en parlais. À table, il ne pouvait pas manger tant je lui en parlais. Étions-nous seuls, c’était le sujet de mes discours. En compagnie, mes regards le lui disaient souvent : je lui disais encore que c’était mal et honteux.

L’ABBESSE.—Et de LA il est arrivé que cet homme est devenu fou : les clameurs envenimées d’une femme jalouse sont un poison plus mortel que la dent d’un chien enragé. Il parait que son sommeil était interrompu par vos querelles ; voilà ce qui a rendu sa tête légère. Vous dites que les repas étaient assaisonnés de vos reproches ; les repas troublés font les mauvaises digestions, d’où naissent le feu et le délire de la fièvre. Et qu’est-ce que la fièvre sinon un accès de folie ! Vous dites que vos criailleries ont interrompu ses délassements ; en privant l’homme d’une douce récréation, qu’arrive-t-il ? la sombre et triste mélancolie qui tient de près au farouche et inconsolable désespoir ; et à sa suite une troupe hideuse et empestée de pâles maladies, ennemies de l’existence.