Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Guizot, Didier, 1864, tome 2.djvu/8

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NOTICE

fection que le devoir impose à Brutus. Le poëte aussi semble se jouer autour d’eux avec moins de respect, et se permettre de leur imposer quelques-unes des formes qui lui appartiennent plus qu’à eux. Cassius comparant avec dédain la force corporelle de César à la sienne, et parcourant la nuit les rues de Rome, au fort de la tempête, pour assouvir cette fièvre de danger qui le dévore, ressemble beaucoup plus à un compagnon de Canut ou de Harold qu’à un Romain du temps de César ; mais cette teinte barbare jette, sur les irrégularités du caractère de Cassius, un intérêt qui ne naîtrait peut-être pas aussi vif de la ressemblance historique. M. Schlegel, dont les jugements sur Shakspeare méritent toujours beaucoup de considération, me semble cependant tomber dans une légère erreur lorsqu’il remarque que « le poëte a indiqué avec finesse la supériorité que donnaient à Cassius une volonté plus forte et des vues plus justes sur les événements. » Je pense au contraire que l’art admirable de Shakspeare consiste, dans cette pièce, à conserver au principal personnage toute sa supériorité, même lorsqu’il se trompe, et à la faire ressortir par ce fait même qu’il se trompe et que néanmoins on lui défère, que la raison des autres cède avec confiance à l’erreur de Brutus. Brutus va jusqu’à se donner un tort ; dans la scène de la querelle avec Cassius, vaincu un moment par une effroyable et secrète douleur, il oublie la modération qui lui convient ; enfin Brutus a tort une fois, et c’est Cassius qui s’humilie, car en effet Brutus est demeuré plus grand que lui.

Le caractère de César peut nous paraître un peut trop entaché de cette jactance commune à tous les temps barbares où la force individuelle, sans cesse appelée aux plus terribles luttes, ne s’y soutient que par le sentiment exalté de sa propre puissance, et même a besoin d’être secourue par l’idée qu’en conçoivent les autres. Il fallait montrer dans César la force qui soumet les Romains et l’orgueil qui les écrase ; Shakspeare n’avait qu’un coin pour laisser entrevoir cet état de l’âme du héros ; il a forcé les couleurs. Cependant son César, je l’avoue, ne me paraît pas plus faux que le nôtre ; Shakspeare me semble même, au milieu de ses rodomontades, lui avoir mieux conservé ces formes d’égalité que le despote d’une république garde toujours envers ceux qu’il opprime.

Le ton du Jules César est plus généralement soutenu que celui de la plupart des autres tragédies de Shakspeare. À peine, dans tout le rôle de Brutus, se trouve-t-il une image basse, et c’est au moment où il se laisse aller à la colère. Le soin visible qu’a mis le poëte à imiter le langage laconique que l’histoire attribue à son héros ne l’a que très-rarement conduit à l’affectation, si ce n’est dans le discours de