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LES AMANTS TRAGIQUES.

— Sa voix est basse.

— Cela n’a rien de si gracieux ! Elle ne peut lui plaire longtemps… Voix sourde et taille naine !… Quelle majesté a sa tournure ?

— Elle se traîne. Sa marche ne fait qu’un avec son repos. Elle a un corps plutôt qu’une animation. C’est une statue plutôt qu’une vivante.

— Estime son âge, je t’en prie.

— Madame, elle était veuve.

— Veuve ! Charmion, tu entends ?

— Et je crois qu’elle a bien trente ans.

— As-tu sa figure dans l’esprit ? Est-elle longue ou ronde ?

— Ronde à l’excès.

— La plupart de ceux qui sont ainsi sont niais. Et ses cheveux, de quelle couleur ?

— Bruns, madame, et son front est aussi bas qu’on peut le désirer.

— Tiens ! voilà de l’or pour toi. Tu ne dois pas prendre mal mes premières violences… Eh ! à l’en croire, cette créature n’est pas grand’chose.

C’est par de telles scènes que le génie de Shakespeare supplée à l’histoire et en comble les lacunes. C’est par ces traits-d’union ineffaçables que le poëte rejoint les incidents épars dans la chronique. Sans cesse il ramène l’intérêt vers cette figure souveraine qui donne à l’œuvre son unité. Absente ou présente, Cléopâtre anime le drame tout entier. Même dans la fête que le jeune Pompée offre aux triumvirs à bord de sa galère, même dans cette orgie monstrueuse où le vin tourne les têtes les plus hautes, où Lépide roule sous la table, où Antoine trébuche et où César balbutie, c’est Cléopâtre qui préside inaperçue. Cléopâtre est l’enchanteresse fatale qui a initié Rome aux effrayants mystères de la vo-