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LES AMANTS TRAGIQUES.

Mais non, rassurez-vous. Le récit du soldat véronais ne doit pas périr : il est destiné à une prodigieuse fortune. Tout à l’heure la poésie va le recueillir et l’immortaliser. Roman, il va émouvoir l’Italie et la France ; comédie, il va amuser l’Espagne ; drame, il va passionner l’Angleterre et le monde.

En 1516, Luigi da Porto, ce même officier que je vous ai montré tout à l’heure cheminant sur la route du Frioul, est blessé grièvement en défendant l’entrée de Vicence à la tête de sa compagnie. Forcé de renoncer au service, il quitte l’épée pour la plume, et d’homme d’armes se fait homme de lettres. Alors, grâce à son excellente mémoire, il se rappelle la narration de Pérégrino, et la développe dans une nouvelle qui est publiée à Venise en 1535, six ans après sa mort, sous ce titre : La Guiletta.

Dix-huit ans plus tard, un romancier en vogue, le moine dominicain Mateo Bandello s’approprie la nouvelle de Luigi, l’amplifie, en rectifie certains détails secondaires, et, ainsi modifiée, l’insère sous son nom dans le recueil de ses contes, qui paraît avec grand fracas en 1553.

Six ans après, notre compatriote trop oublié, le breton Pierre Boisteau sous prétexte de mettre en français le roman de Bandello, le refait presque complètement, y introduit même un personnage de sa façon[1] ! et remplace la conclusion traditionnelle par un dénoûment tout nouveau où Roméo, meurt sans avoir assisté au réveil de sa femme, et où Juliette se tue avec le poignard de son mari.

C’est toujours par la France que l’Angleterre est initiée au mouvement volontaire de la Renaissance. Le ro-

  1. L’apothicaire qui vend le poison à Roméo. (Voir à l’appendice cette curieuse nouvelle, réimprimée ici pour la première fois depuis le seizième siècle.)