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APPENDICE.

ne sachant si c’était songe ou fantôme qui apparaissait devant ses yeux, revenant à soi, reconnut frère Laurens auquel elle dit :

— Père, je vous prie au nom de Dieu, assurez-moi de votre parole, car je suis toute éperdue.

Et lors frère Laurens, sans lui rien déguiser (parce qu’il craignait d’être surpris pour le trop long séjour en ce lieu) lui raconta fidèlement comme il avait envoyé frère Anselme vers Rhoméo à Mantoue, duquel il n’avait pu avoir réponse, toutefois qu’il avait trouvé Rhoméo au sépulcre, mort, duquel il lui montra le corps étendu joignant le sien : la suppliant au reste de porter patiemment l’infortune survenue, et que, s’il lui plaisait, il la conduirait en quelque monastère secret de femmes où elle pourrait (avec le temps) modérer son deuil et donner repos à son âme. Mais à l’instant qu’elle eut jeté l’œil sur le corps mort de Rhoméo, elle commença à détouper la bonde à ses larmes par telle impétuosité que, ne pouvant supporter la fureur de son mal, elle haletait sans cesse sur sa bouche, puis, se lançant sur son corps et l’embrassant étroitement, il semblait qu’à force de soupirs et de sanglots, elle dut le vivifier et remettre en essence. Et après l’avoir baisé et rebaissé un million de fois, elle s’écria :

— Ah ! doux repos de mes pensées et de tous les plaisirs que jamais j’eus, as-tu bien eu le cœur si assuré d’élire ton cimetière en ce lieu, entre les bras de ta parfaite amante, et de finir le cours de ta vie à mon occasion, en la fleur de ta jeunesse lorsque le vivre te devait être plus cher et délectable ? Comment ce tendre corps a-t-il pu résister au furieux combat de la mort lorsqu’elle s’est présentée ? Comment ta tendre et délicate jeunesse a-t-elle pu permettre son gré, que tu te sois confiné en ce lieu ordurier et infect où tu serviras désormais de pâture