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SCÈNE XXIII.
Saisissons le moment au vol ; — car nous sommes vieux, et sur nos décisions les plus promptes — le temps, d’un pas furtif et inouï, — glisse avant que nous ayons pu les exécuter.
Montrant Lafeu à Bertrand.

Vous vous rappelez — la fille de ce seigneur ?

BERTRAND.

— Avec admiration, mon prince. J’avais d’abord — jeté mon choix sur elle, sans que mon cœur — osât faire de ma langue un interprète trop hardi. — Sous l’empire de cette première impression, — le mépris me prêta son dédaigneux regard, — qui pour moi faussa les lignes de toute autre beauté, — et me fit voir partout des charmes avilis ou empruntés, — en agrandissant ou en rapetissant toutes les formes — aux proportions les plus hideuses. Voilà comment — celle que tous les hommes vantaient, et que moi-même — j’ai aimée depuis que je l’ai perdue, n’était alors à mes yeux — qu’une poussière qui les blessait.

LE ROI.

Tu t’es excusé fort bien. — Cet aveu que tu l’as aimée réduit un peu la somme — des comptes que tu as à rendre ; mais l’amour qui vient trop tard — est pareil à une grâce apportée trop lentement — qui se retourne contre son clément signataire comme un amer reproche — criant : « C’est un être innocent qui vient de mourir ! » Notre coupable légèreté — fait bon marché des objets précieux que nous possédons, — et nous n’en apercevons la valeur qu’en apercevant leur tombeau. — Souvent nos déplaisirs, injustes pour nous mêmes, — immolent nos amis et pleurent ensuite sur leurs cendres. — Notre vieille amitié se réveille en gémissant sur le mal qui a été fait, — tandis que notre haine honteuse s’endort dans sa sieste tardive. — Que ceci soit le glas funèbre de cette