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LA SOCIÉTÉ.

écrivain a jamais eu la conscience de son apostolat, selon moi, c’est Shakespeare. La poésie pour lui n’est jamais que le verbe le plus haut de la sagesse. Suivant lui, ce n’est pas assez que le théâtre expose les faits et les choses en présentant le miroir à la nature ; il faut qu’il apprécie ces faits et ces choses, en montrant à la vertu ses propres traits, à l’opprobre sa propre image. Le théâtre ne doit pas seulement animer les personnages, il doit les juger. Il faut qu’il exalte les bons et flétrisse les méchants. Il faut qu’il prenne parti pour le juste contre l’injuste. Chaque acte doit porter sa sentence. Tout drame doit conclure par un verdict. Telle est la pensée de Shakespeare. — Shakespeare est donc un poëte moraliste, tout aussi bien que Molière ; mais il y a entre les deux écrivains cette différence radicale : chez Molière, l’idée est presque toujours extérieure à l’action ; chez Shakespeare, l’idée se mêle toujours intérieurement à l’action. — La philosophie circule dans le drame anglais comme la sève dans l’arbre ; elle l’anime, elle le vivifie, elle en prolonge les racines, elle en élève la tige, elle en étend les rameaux, elle en multiplie les fleurs et les fruits, et, toujours présente par ses effets, elle se cache sous l’écorce au regard superficiel. Mais pour peu que vous souleviez cette écorce, elle jaillit et saute aux yeux.

Scrutez et fouillez tour à tour les pièces du maître : vous verrez surgir de chacune d’elles un généreux précepte. Hamlet vous dévoilera les périls de l’hésitation en présence du devoir ; Lear vous révélera les erreurs auxquelles l’autorité factice du roi expose l’autorité native du père ; Othello vous indiquera l’effrayant précipice de la jalousie ; Macbeth vous fera voir la chute de l’ambition dans le crime ; Richard III vous montrera l’inévitable ruine de la tyrannie. — Si des drames vous passez aux comédies, vous reconnaîtrez partout encore la préoccupation du moraliste.