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INTRODUCTION.

nes émouvantes qui fissent sur l’esprit du spectateur une impression ineffaçable. De là un changement radical dans la manière de présenter le sujet traditionnel. Les auteurs grecs n’avaient mis en relief que l’effet, le poëte anglais a fait le jour sur la cause. Plutarque et Lucien n’avaient montré que l’ennemi des hommes ; Shakespeare a commencé par nous présenter l’ami des hommes. Dans la légende antique, nous ne voyons que le misanthrope ; sur la scène moderne, nous voyons d’abord le philanthrope.

Conçu de cette manière, le drame de Timon d’Athènes se développe comme le drame du Roi Lear. Il offre en raccourci le même brusque contraste de lumière et d’ombre. Lear et Timon sont tous deux, par une catastrophe analogue, précipités du faîte radieux de la prospérité dans la nuit sans fond de la misère. Comme Lear, Timon change soudainement l’opulence princière pour la détresse du vagabond. Il est battu de la même tempête, aveuglé par le même ouragan. L’hypocondrie, qui se résout chez Lear en folie furieuse, éclate chez Timon en misanthropie forcenée. Dans ce terrible délire, l’un trouve chez son intendant Flavius le dévouement impuissant que trouve l’autre chez Kent son vassal. Et tous deux meurent de douleur, également trahis par ceux qu’ils ont aimés.

Mais, si les drames se ressemblent dans leurs linéaments généraux, combien les personnages diffèrent ! Comparez les deux expositions. Qu’il y a loin de la magnificence autocratique du roi à la générosité impersonnelle du patricien ! Le moi, qui se manifeste chez celui-là par un égoïsme tout dynastique, n’existe même pas chez celui-ci. Ce n’est pas Timon qui pourrait vivre dans une bastille féodale ! Son palais n’est point un sombre château fort, hérissé de créneaux et de meurtrières, qui n’abaisse son pont-levis que pour des grands seigneurs, et dont les peuples se détournent avec effroi. C’est une lumineuse villa