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LA SOCIÉTÉ.

avec quel accablant dédain Timon repousse cette injurieuse assimilation. Lui, le disciple d’Apémantus ! Fi donc ! Depuis quand le chat qui jure apprend-il au lion à rugir.

— Apémantus, tu es un maraud que la fortune n’a jamais pressé dans ses bras caressants ; elle t’a traité comme un chien. Si tu avais, comme nous, dès nos premiers langes, passé par les douces transitions que ce monde éphémère réserve à ceux dont une obéissance passive exécute tous les ordres, tu te serais plongé dans une vulgaire débauche, tu aurais épuisé ta jeunesse sur tous les lits de la luxure… Mais moi, j’étais confit dans la complaisance universelle, j’avais à mon service les bouches, les langues, les yeux, les cœurs de gens sans nombre qui m’étaient attachés comme les feuilles au chêne ! Une rafale d’hiver les a fait tomber de leur rameau, et je suis resté nu à la merci de toute tempête qui souffle. Pour moi, qui n’ai jamais connu que le bonheur, la chose est un peu dure à supporter… Mais toi, pourquoi haïrais-tu les hommes ? Ils ne t’ont jamais flatté ! Que leur as-tu donné ? Arrière, va-t’en ! si tu n’avais été le pire des hommes, tu aurais été un intrigant et un flatteur !

Au siècle dernier, le célèbre orateur Burke, commentant cette éloquente apostrophe devant le publiciste Johnson, admirait « avec quel fin discernement Shakespeare a su diversifier ici le caractère de Timon et le caractère d’Apémantus qui se ressemblent en ce moment pour les yeux vulgaires. » Burke avait raison. Une critique vulgaire pourrait seule se méprendre à une ressemblance aussi spécieuse. Timon et Apémantus n’ont de commun qu’un trait extérieur, — la haine des hommes. Mais cette haine procède chez chacun d’eux d’une cause bien distincte. Ce qui exaspère le misanthrope contre l’humanité, c’est l’amour déçu. Ce qui envenime le cynique, c’est l’amour-propre froissé. L’un succombe à une noble jalousie ; l’autre cède à une basse envie. Timon a contre l’humanité l’ardente colère