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INTRODUCTION.

la théologie protestante. Pour dénoncer l’usurpation pontificale, la théologie avait invoqué les textes sacrés ; pour dénoncer la tyrannie impériale, la poésie invoqua les textes historiques. La Bible à la main, Luther avait condamné le pape ; Shakespeare condamna César, — Plutarque à la main.

Ce n’était pas assez pour le libre penseur de condamner César. Interprète de la justice future, il voulut réhabiliter Brutus. Ce meurtrier sur qui pesait la malédiction séculaire du moyen âge, Shakespeare le releva de l’infamante damnation. Par une incantation sublime, il évoqua cette ombre méconnue de l’enfer hideux où Dante l’avait reléguée, et il la replaça, aux acclamations des générations modernes, dans le lumineux Panthéon des héros.

Le critique qui examine Jules César est tout d’abord frappé d’un contraste entre le titre et la conception de cette œuvre étonnante. Le personnage qui donne son nom au drame n’y tient qu’une place secondaire. Cette individualité, plus glorieuse que la gloire, qui couvre nos annales de son nom et domine la chronique terrestre de sa légende despotique, est réduite ici à un rôle subalterne ! — Comme pour rectifier dans son monde idéal l’optique fausse du monde réel, Shakespeare a changé la relation séculaire des faits et des choses ; il a bouleversé, tout en les conservant scrupuleusement, les éléments de l’histoire ; il a interverti la distribution des existences dans la perspective tragique des événements ; par une mise en scène réparatrice, il a placé au premier plan du théâtre ce qui était au second plan de la tradition et relégué au second plan ce qui était au premier. — Arrière, César ! place à Brutus ! — Ici la préséance n’est point au dominateur éclatant qui éclipsa Annibal, Alexandre et Cyrus, recula les bornes de l’univers connu, dompta le premier le Rhin et l’Océan, imposa tribut à la Bretagne et à la Germanie, fit