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INTRODUCTION.

Et c’est à ce moment critique qu’il faut remarquer la différence entre Brutus et Hamlet. L’homme du Midi et l’homme du Nord sont placés tous deux dans des circonstances analogues. L’un et l’autre ont été investis par l’événement de cet office formidable : renverser un tout-puissant. L’un et l’autre ont une usurpation à châtier. L’un doit frapper Claudius pour venger son père, comme l’autre doit frapper César pour affranchir l’humanité. Mais l’âme du Danois n’est pas à la hauteur de sa mission. Tout en voyant le but, il n’a pas la force de l’atteindre. De là ses tergiversations et ses lenteurs. Il cherche continuellement des excuses à ses défaillances. Sa volonté s’épuise en velléités. Il ne trouve pas dans son initiative une cause suffisante d’action. Il faut qu’un accident le pousse à bout, et il n’accomplit l’ordre de son père mort que quand il est lui-même au pied du mur de la tombe. — Au contraire, à peine le Romain a-t-il reconnu la nécessité d’agir, qu’il subordonne tout à cette urgence. Ce n’est pas qu’il éprouve moins de répulsion que le Danois pour la chose dont il est chargé. Brutus a l’âme aussi généreuse, aussi délicate, aussi sensible qu’Hamlet ; il a tout autant qu’Hamlet l’horreur du sang versé. N’importe. Dès que le devoir parle, il fait taire tous les scrupules, impose silence à toutes les tendresses. Il sacrifie à la conscience la délicatesse de l’homme, la sympathie de l’ami, le bonheur de l’époux. Ces ineffables étreintes, qui enchaîneraient un Othello dans le plus doux far niente, ne sauraient le retenir. Pour courir à l’œuvre, il se jette à bas du lit nuptial. Il traverse eu un instant cet intérim immense « qui sépare l’exécution d’une chose terrible de la conception première ». Par l’effort d’une énergie tout exceptionnelle, il secoue ce joug des sentiments qui pèse si puissamment sur toutes les créatures. Il ne lui reste plus au cœur qu’un amour, l’amour du droit. À cet amour abstrait pour l’absolu, Brutus immole toute affection rela-