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INTRODUCTION.

exclame celui-ci. L’enthousiasme est tel que la modestie du républicain a peine à se dérober à l’ovation populaire. Ainsi, la liberté triomphe. Le peuple a fait plus que justifier Brutus, il l’a acclamé ; il a sanctionné par sa bruyante adhésion le meurtre de César.

Cependant Antoine succède à Brutus. Moment dramatique. Le soldat parviendra-t-il à réfuter le tribun ? Jamais intérêts plus grands ne furent laissés à la merci d’une parole. Les destinées du genre humain sont attachées à un souffle. Antoine tient suspendue à ses lèvres la fortune du monde. L’oraison funèbre n’est ici que le prétexte. Ce n’est pas la gloire de César qu’il s’agit de défendre en réalité, c’est la cause même du césarisme. La société sera-t-elle libre ou esclave ? Sera-t-elle gouvernée par les principes ou maîtrisée par la force ? Sera-t-elle République ou sera-t-elle Empire ? Voilà la question. Que le peuple donne raison à Brutus, et la République est sauvée. Qu’il donne gain de cause à Antoine, et l’Empire est fait. Le manteau sanglant de César doit être le linceul sinistre de la liberté.

C’est avec un singulier talent que le futur amant de Cléopâtre a composé son rôle. D’avance il a réglé chaque geste, pesé chaque parole, disposé chaque sanglot. Jamais tragédien ne fut plus admirablement grimé. Comment reconnaître à cette face échevelée et blême le débauché « qui fait ripaille toutes les nuits ? » Ces yeux rougis et ces traits décomposés, ce sein gonflé de soupirs n’attestent-ils pas l’ennui le plus sincère ? Antoine sait combien impose à la foule le spectacle de la douleur. La compassion, est de toutes les émotions, la plus contagieuse. Antoine sait cela, et par un merveilleux artifice il va surexciter la pitié du peuple pour l’asservissement du peuple. — Son exorde est un modèle de précaution oratoire. Antoine est venu pour ensevelir César, non pour le louer. Aux dieux ne plaise qu’il fasse l’apologie d’un homme que Brutus a condamné comme un