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INTRODUCTION.

propos que vous sachiez combien César vous aimait… Il n’est pas bon que vous sachiez que vous êtes ses héritiers ; car si vous le saviez, oh ! qu’en arriverait-il !… Je me suis laissé aller trop loin en vous parlant. Je crains de faire tort aux hommes honorables dont les poignards ont frappé César, je le crains.

— C’étaient des traîtres ! hurlent des milliers de voix, c’étaient des scélérats, des meurtriers ! Le testament ! le testament !

Vous le voyez, l’artifice a réussi. En faisant de son prétendu respect pour les conspirateurs l’obstacle suprême qui s’oppose à la satisfaction du peuple, Antoine a forcé le peuple à briser cet obstacle. Dès que la foule a traité de scélérats « les hommes honorables qui ont poignardé César », Antoine est libre de s’exprimer ouvertement sur leur compte, il n’est plus tenu à aucune réticence, à aucun ménagement, il peut qualifier ses adversaires au gré de sa passion politique. Alors, — nouveau jeu de scène, — il descend de la tribune, se précipite vers le cercueil où est étendu le corps de César, et, soulevant aux yeux de tous la toge ensanglantée, montre successivement tous les trous faits par les lames régicides : « Regardez ! À cette place a pénétré le poignard de Cassius. Voyez quelle lésion a faite l’envieux Casca. C’est par là que Brutus a frappé, et quand il a arraché la lame maudite, voyez comme le sang de César l’a suivie. On eût dit que le sang s’élançait au dehors pour s’assurer si c’était bien Brutus qui avait frappé ce coup cruel. » Cette exhibition funèbre produit l’effet attendu. Surexcitée par la vue du sang, la foule éclate en imprécations contre ces meurtriers qu’elle acclamait tout à l’heure : elle a hâte de venger ce despote dont elle va hériter. C’est alors qu’Antoine lui jette le prix de ses fureurs ; il donne lecture du testament liberticide. César lègue au peuple « ses jardins, ses bosquets réservés, ses