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LA SOCIÉTÉ.

vergers récemment plantés en deçà du Tibre ». En outre, il lègue à chaque citoyen soixante-quinze drachmes : « C’était là un César ! Quand en viendra-t-il un pareil ? »

— Jamais, jamais ! Allons, en marche, en marche ! Nous allons brûler son corps à la place consacrée et avec les tisons incendier les maisons des traîtres ! En avant !

Ô déchéance ! voilà donc où est tombé le peuple qui a banni Coriolan ! Pour soixante-quinze drachmes par tête, ce peuple va aliéner à jamais ses libertés, ses franchises, son indépendance ! Pour soixante-quinze drachmes, ce peuple va vendre sa vertu, sa noblesse, sa fierté, sa grandeur passée, sa grandeur à venir, l’honneur de ses ancêtres, l’honneur de ses enfants ! Pour soixante-quinze drachmes, ce peuple va commettre une série de crimes hideux, promener partout l’incendie et le meurtre, porter la torche dans le sanctuaire des patriotes, courir sus à ses défenseurs et se faire le sbire des tyrans ! Pour soixante-quinze drachmes, le peuple de la grande République va devenir la canaille du Bas-Empire !

Certes, après un tel succès, Antoine peut bien s’écrier avec la joie sauvage de la perversité triomphante :

Mal, te voilà déchaîné !Mischief, thou art afoot !
« Mal, te voilà déchaîné ! »

En effet, le mal est bientôt à l’œuvre. Voici les maisons des conjurés qui brûlent. Voici le poëte Cinna qu’on assassine dans la rue. Voici les triumvirs attablés qui dressent en riant la liste funèbre des proscriptions. Lépide fait le sacrifice de son frère, Antoine livre son neveu, Octave abandonne Cicéron. Et bientôt la tête du grand orateur sera clouée à la tribune aux harangues ! Et bientôt Portia désespérée avalera des charbons ardents !

L’heure de l’adversité a sonné. Mais, loin d’abattre les grandes âmes, le malheur ne fait que les grandir. Les plus