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LA SOCIÉTÉ.

mains assez pures pour porter le drapeau de la République :

— Souvenez-vous des Ides de Mars ! N’est-ce pas au nom de la justice qu’a coulé le sang du grand Jules ? Parmi ceux qui l’ont poignardé, quel est le scélérat qui a attenté à sa personne autrement que pour la justice ? Quoi ! nous qui avons frappé le premier homme de l’univers pour avoir seulement protégé des brigands, nous irions souiller nos doigts de concussions infâmes et vendre le champ superbe de notre immense gloire pour tout le clinquant qui peut tenir dans cette main crispée. J’aimerais mieux être un chien et aboyer à la lune que d’être un pareil Romain !

La nature fougueuse de Cassius se cabre sous cette réprimande acérée comme une provocation. Le respect qu’il a pour son ami l’empêche seul de s’emporter. C’est à grand’peine qu’il retient sa fureur frémissante : « Ne présumez pas trop de mon affection, je pourrais faire ce que je serais fâché d’avoir fait. » Mais Brutus, pour qui la loyauté est un devoir, ne s’inquiète pas de cette menace ; il répète impassible la cruelle vérité : « Par le ciel, j’aimerais mieux monnayer mon cœur et couler mon sang en drachmes que d’arracher de la main calleuse des paysans leur misérable obole par des voies iniques. » Cette intrépide franchise maîtrise enfin l’orgueil de Cassius. Dominé par l’évidence, il avoue ses « faiblesses, » mais, répondant au reproche par un reproche, il blâme l’amitié de Brutus de n’avoir pas su les voiler.

— Les yeux d’un ami ne devraient pas voir ces fautes-là.

— Les yeux d’un flatteur ne les verraient pas, rétorque Brutus.

Que répliquer à cette réponse accablante ? Cassius est au désespoir : il croit avoir perdu l’estime de son Brutus, et cette pensée le navre. Ah ! mieux vaut être tué que méprisé par Brutus. Quelle torture qu’un tel dédain ! Cassius souffre tant qu’il implore comme une faveur le sort de César.