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LA PATRIE.

— Madame, balbutia Lambarde évidemment fort embarrassé, cette criminelle comparaison a été imaginée par un gentilhomme bien ingrat, la créature que Votre Majesté a le plus comblée.

Ici Lambarde désignait le comte d’Essex sans le nommer. La reine comprit sa pensée, car elle répliqua :

— Celui qui oubliera Dieu oubliera ses bienfaiteurs. Puis, après une pause, elle ajouta, comme se répondant à elle-même :

— Cette tragédie a été jouée quarante fois dans les rues et dans les théâtres publics[1] !

C’est précisément « cette tragédie, » dénoncée si amèrement par la reine Élisabeth, que sir Gilly Merrick et ses collègues prétendaient faire représenter dans l’après-midi du 7 février. Les comédiens du lord chambellan, étant en rapports continuels avec la cour, devaient hésiter, on le conçoit, à reprendre une œuvre aussi hautement censurée. Le châtiment infligé tout récemment à sir John Hayward était un épouvantail encore dressé devant toutes les mémoires. Si le malheureux chroniqueur avait été condamné à l’amende et à la prison pour avoir raconté en latin l’aventure de Richard II, que ne risquaient pas les comédiens qui allaient, dans un langage compris de tous, développer sur la scène toutes les péripéties de cette aventure ? La plus vulgaire prudence leur conseillait un refus formel. Cependant, disons-le à leur honneur, les comédiens du Globe écoutèrent, sans alarmes perceptibles, cette proposition si compromettante pour leur sécurité et leur intérêt. Augustin Phillips, chargé de répondre au nom de tous, se borna à faire cette objection toute matérielle que la représentation demandée devait être peu lucrative : « le drame de

  1. Michols’Progresses of Queen Elisabeth.