Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1872, tome 11.djvu/32

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
28
LA PATRIE.

Pour empêcher ce suicide, un gouvernement national était nécessaire. Mais ce gouvernement national, quel devait-il être ? De quels éléments devait-il être formé ? Sur quelles bases devait-il reposer ? Ici une question nouvelle se présentait.

D’après la théorie proclamée partout au temps de Shakespeare, le gouvernement était un attribut exclusif de la propriété. Qui avait le sol, régissait l’habitant. Le légitime héritier de la terre était le souverain absolu de la population. Un peuple était un immeuble comme un autre, lequel se transmettait par succession dans une famille privilégiée et était dévolu à un seigneur appelé roi. Le roi pouvait disposer de cet immeuble à sa guise : il pouvait, selon la formule romaine, en user et en abuser. Le territoire lui appartenant, tout ce qui vivait, végétait, respirait sur ce territoire, lui appartenait. Il était le maître de toutes les fortunes, de toutes les libertés, de toutes les existences. « Tout ce que nous avons, disait le sergent Heyle au parlement de 1601, est à Sa Majesté, et elle peut légalement nous l’ôter à sa guise[1]. » Ce régime était simple. Le bon plaisir d’un seul était la règle de tous. Ce que le prince voulait était la loi. Aucune infraction ne lui était possible, puisqu’il était le droit vivant. Élu par la désignation mystique de la naissance, délégué visible de l’Invisible, infaillible, irresponsable, fatidique, immémorial, il avait les pleins pouvoirs du Tout-Puissant.

Cette théorie qui révolte aujourd’hui notre bon sens indignait, nous n’en doutons pas, le grand esprit qui s’appelait Shakespeare. L’équité suprême, qui était l’âme de sa poésie, ne pouvait admettre le monstrueux sys-

  1. « All we have is her majesty’s and she may lawfully at her pleasure take it from us. » Hume’s History of England.