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LA PATRIE.

de maisons de passe, et le bienfaisant soleil lui-même une belle et chaude fille en taffetas couleur flamme, je ne vois pas pourquoi il ferait cette chose superflue de demander l’heure qu’il est ! »

Pourtant, ne vous y trompez pas, Falstaff n’est pas un vulgaire sensualiste. Ce monceau de graisse impure est l’enveloppe terrestre de l’imagination la plus vive et la plus fantasque. L’idéal latine sous cette grimace pantagruélique. Pour créer Falstaff, le poët a évoqué des régions aériennes le génie même de la farce et l’a fait entrer dans une brute. — Figurez-vous l’âme de Puck enfermée dans le corps de Caliban ! — Une intarissable gaîté jointe à une immoralité absolue, voilà cet être. Pour lui, il n’y a rien de triste. Il extrait le comique du tragique même. Les choses les plus lugubres de la vie le divertissent. Tout lui est matière à plaisanterie, la guerre, la prostitution, la maladie, la vieillesse, la mort. La souffrance le réjouit. Il pouffe devant ce grand peut-être qui inquiétait Rabelais lui-même. Rien ne saurait altérer sa bonne humeur. Il traverse sa sombre époque comme un inextinguible feu follet. Épiez-le à la lueur du plus sinistre crépuscule, dans le lieu le plus désolé, sur un champ de bataille encombré de cadavres, et bientôt vous distinguerez entre les gémissements mêmes des mourants son étincelant éclat de rire.

Falstaff est le héros de la joie. — C’est par sa verve intrépide qu’il ravit tous ceux qui l’approchent. Comment résister au charme de cette perpétuelle gaîté. Comment ne pas céder à cet enchanteur qui nous attire dans un cercle de fer par sa hâblerie magique ? Falstaff a beau révolter notre conscience, il transporte notre imagination. Il désarme par l’énormité de sa bouffonnerie la colère même qu’il provoque par l’énormité de son cynisme. Là est le secret de l’étrange engouement dont il est