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INTRODUCTION.

d’argent, la fange… ; Tous les hommes font des fautes ! » Shakespeare cherche ainsi dans son génie la consolation de son cœur ; il voit toujours les choses de haut : il a cette indulgence souveraine que donne aux grands hommes le spectacle d’un horizon supérieur.

Telle est la générosité du poëte offensé qu’il se fait, comme il le dit lui-même ; l’avocat de l’offenseur. Quant à la femme qui l’a trompé ; Shakespeare a le courage de ne plus la voir ; mais ce n’est pas sans un serrement de cœur qu’il s’y résigne : « Pourtant, s’écrie-t-il au xxxve siècle sonnet, on peut dire que je l’ai bien aimée ! » C’est la dernière parole qu’il lui adresse. Dès ce moment, il ne parle plus d’elle. Cette femme adorée est désormais pour lui comme morte. De l’injure qu’il a reçue, le poëte se venge par le silence.

Trompé en amour, Shakespeare se jette éperdu dans l’amitié. C’est à l’amitié qu’il demande ce bonheur impossible qu’il a vainement cherché ailleurs. Il renonce désormais à cette affection matérielle qui a les instincts changeants de la bête : ce qu’il cherche, c’est une affection immuable, inépuisable, idéale. Par un de ces retours soudains, si fréquents chez les natures absolues, il passe tout à coup d’un extrême à l’autre : il était épris d’une courtisane, le voilà qui s’éprend d’une âme ; dans son désespoir d’avoir tant aimé par la chair, il se met à n’aimer que par l’esprit. « Donne ton corps aux femmes, dit-il à son ami dans le xxxixe siècle sonnet, mais donne-moi ton âme. À moi ton amour, à elles les trésors de jouissance de ton amour. » Dans ces termes-là, ce ne sont plus deux amis qui se serrent la main, ce sont deux âmes qui s’épousent. « Oh ! puissé-je, s’écrie le poëte plus loin, ne jamais mettre d’obstacle au mariage de nos âmes fidèles[1] ! »

Ce mariage, Shakespeare ne veut pas seulement qu’il

  1. Sonnet cxliv.