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SONNETS ET POÈMES.

une marque, comme celui du teinturier[1]. Le théâtre de Shakespeare, comme celui de Molière, est fait de toutes ces douleurs. Mais Shakespeare ne souffrait pas seulement de ses propres malheurs, il souffrait surtout des malheurs d’autrui ; il trouvait dans son grand cœur une solidarité infinie avec toutes les afflictions ; il se sentait le frère de tous les déshérités, et alors il s’écriait :

Lassé de tout, j’appelle à grands cris le repos de la mort : lassé de voir le mérite né mendiant, et le dénûment affamé travesti en drôlerie, et la foi la plus pure douloureusement parjurée, et l’honneur d’or honteusement déplacé, et la vertu vierge prostituée à la brutalité, et le juste mérite à tort disgracié, et la force paralysée par le pouvoir boiteux, et l’art bâillonné par l’autorité, et la niaiserie, vêtue en docteur, contrôlant le talent, et le bien captif esclave du capitaine mal[2].

Merci, poète, de ta douleur ! merci de ces larmes que tu as versées sur tant de plaies vives ! Merci de cette protestation contre la prostitution et la misère ! Merci de ce cri sympathique pour ces vertus vierges que la faim livre à la brutalité, pour ces dénûments que le besoin travestit en drôleries, pour ces mérites nés mendiants qui, travailleurs souvent obscurs, luttent avec tant de courage contre l’iniquité du berceau ! Merci de l’anathème que tu as jeté au pouvoir boiteux paralysant la force, au parjure violant la foi la plus pure, à l’autorité bâillonnant l’art, à la niaiserie pédante contrôlant le génie, au mal triomphant ! Hélas ! à l’aspect de tant d’injustices et d’inégalités, il y a donc eu une heure où tu t’es senti découragé ! En voyant tant de souffrances chez les uns, tant d’indifférence ou de perversité chez les autres, tu t’es donc pris à douter de l’avenir ! L’avenir, de quel côté était-il ? tu le cherchais en vain à tous les coins de l’horizon. Tu invoquais la tolérance, et partout le fanatisme te répondait. Tu jetais du haut de ton théâtre

  1. Voyez le ce siècle sonnet.
  2. Voyez le xlviiie siècle sonnet.