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LA FAMILLE.

à l’orgueil, et fait de l’héroïsme le souteneur de la tyrannie.

Et dès que le peuple, mis en garde par ses tribuns, a déjoué le complot ourdi contre ses libertés, dès que, par un arrêt nécessaire, il a banni ce dangereux citoyen, comment agit Marcius ? De l’arrêt si juste prononcé contre lui par son pays, il en appelle aux ennemis de son pays. Dans le délire de son ressentiment, il prépare l’anéantissement de sa patrie. Cette fois, ce n’est pas seulement une classe, c’est toutes les classes de la société que Marcius veut immoler à sa fierté blessée. Adversaires et alliés, plébéiens et praticiens, roturiers et nobles, manants et princes, tous doivent succomber pèle-mêle à cette atroce rancune. Affolé d’outrecuidance, Coriolan prétend n’avoir plus de cœur : il rejette loin de lui comme des faiblesses toute sympathie et toute affection ; il ne reconnaît plus de parenté ; il désavoue jusqu’à son berceau ! C’est devant ce dernier outrage que l’humanité, tant de fois offensée, fait entendre enfin sa protestation. L’instinct de l’homme se dérobe à l’arrogance de l’aristocrate et refuse de lui obéir. La nature appelle à son secours tous ses sentiments révoltés, se retourne contre cet orgueil insensé et l’écrase en arrachant le cri de la pitié à cet impitoyable. Alors nous assistons à une scène sublime. Cet être qui se croyait au-dessus des autres êtres est obligé de subir, pour son châtiment, toutes les émotions humaines. Il s’imaginait, sous son armure, être invulnérable à la passion, et le voilà qui fond en larmes, atteint jusqu’aux entrailles par la triple tendresse du fils, de l’époux et du père.

Amour filial, amour conjugal, amour paternel, toutes les affections élémentaires de l’âme s’emparent à l’improviste de ce renégat elle mènent au supplice. Admirable leçon offerte par le poëte à la méditation des âges ! C’est par la famille que le patricien est frappé.