(23) Voici comment cette première scène était présentée dans le drame anonyme qui précéda sur la scène anglaise l’œuvre de Shakespeare :
— Perillus, va chercher mes filles, — dis-leur de venir immédiatement me parler.
— J’y vais, mon gracieux seigneur.
— Oh ! quel combat se livrent dans mon cœur pantelant — l’amour de mes enfants et le soin de la chose publique ! — Combien mes filles sont chères à mon âme, — nul ne le sait, hormis celui qui sait mes pensées et mes actes secrets. — Ah ! elles ne savent pas quel tendre souci — je prends de leur avenir ! — Tandis qu’elles dorment nonchalamment sur des lits de plume, — ces yeux vieillis veillent sur leur bonheur. — Tandis que, folâtres, elles jouent avec les colifichets de la jeunesse, — ce cœur palpitant est accablé de cruels ennuis. — Autant le soleil éclipse la plus petite étoile, — autant l’amour du père éclipse celui des enfants. — Pourtant mes plaintes sont sans cause, — car le monde — ne pourrait citer des enfants plus soumis… — Et pourtant mon esprit est troublé — par je ne sais quel pressentiment, et pourtant je crains quelque malheur.
— Bon, voici mes filles… J’ai trouvé un moyen de me débarrasser de mes inquiétudes.
— Notre royal seigneur et père, en toute obéissance, — nous venons savoir la teneur de votre volonté, — et pourquoi vous nous avez mandées si hâtivement.
— Chère Gonorill, bonne Ragane, bien-aimée Cordelia, — branches florissantes d’une souche royale, — rejetons d’un arbre qui jadis était verdoyant, — mais dont la végétation est maintenant flétrie par la gelée de l’hiver ! — La pâle et sinistre mort est sur mes pas — et me cite à ses prochaines assises. — Conséquemment, chères filles, si vous tenez à rassurer — celui qui vous donna l’être, — résolvez un doute qui moleste fort mon esprit : — quelle est celle de vous trois qui aurait pour moi le plus de tendresse ? Quelle est celle qui m’aime le plus et qui, à ma requête, — se soumettrait le plus vite aux ordres d’un père ?