Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1872, tome 9.djvu/476

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
474
EXTRAIT DE L'ARCADIE DE SYDNEY.

pour quelques services signalés qu’il avait rendus, il entendit parler de moi, de moi, qui, enivré de mon affection pour ce fils illégitime et dénaturé, me laissais gouverner par lui de telle sorte que toutes les récompenses et tous les châtiments étaient décidés par lui, que tous les offices, toutes les places importantes étaient distribués à ses favoris, et que, sans le savoir, je ne gardai plus que le nom de roi. Bientôt, ennuyé de m’avoir laissé ce titre même, il m’accabla d’outrages indignes (si toutefois il peut y avoir quelque outrage dont je sois indigne), me renversa de mon trône et me creva les yeux ; et alors, fier de sa tyrannie, il me laissa aller, dédaignant de m’emprisonner ou de me tuer, et prenant plutôt plaisir à me faire sentir ma misère, — misère réelle s’il en fut jamais, pleine de dénûment, plus pleine de déshonneur, pleine surtout de remords. De même qu’il avait obtenu la couronne par d’iniques moyens, de même il la garda à force d’iniquités, par la violence des soldats étrangers, assassins de la liberté, qu’il entretenait dans les citadelles, nids de la tyrannie ; désarmant tous ses compatriotes afin d’empêcher qu’aucun d’eux ne manifestât ses sympathies pour moi. Et à vrai dire, peu d’entre eux, je crois, m’étaient sympathiques, considérant ma folle cruauté envers mon bon fils et ma tendresse imbécile pour mon ingrat bâtard. Mais s’il s’en trouvait parmi eux qui compatissent à une si grande chute, et qui eussent encore quelque étincelle de dévouement inaltérable pour moi, ils osaient tout au plus le manifester, en me faisant l’aumône à leur porte : et cette aumône était alors la seule ressource de ma triste existence, personne n’osant se montrer assez charitable pour m’offrir la main et guider mes pas ténébreux. C’est alors que ce mien fils (Dieu sait combien il était digne d’un père plus vertueux et plus fortuné !) oubliant mes torts abominables, sans souci du danger, se