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LA FAMILLE.

ces entrefaites, Oswald, l’intendant du château, traverse la salle. Le roi l’avise et lui demande où est sa fille. Oswald passe son chemin sans répondre. « Rappelez ce maroufle, » dit Lear à un de ses chevaliers. Bientôt l’intendant revient. Le roi interpelle cet impertinent : « Maraud ! Chien ! Engeance de p… ! » — « Je ne suis rien de tout cela, » répond Oswald. La patience échappe au roi : il porte la main sur l’intendant. Kent intervient et d’un coup de pied pousse l’homme dehors. — Enfin voici Goneril. À sa mine contractée, il est facile de reconnaître que la duchesse d’Albany est en colère. Sans doute, offensée de l’affront que vient de recevoir son père, elle aura chassé Oswald et elle vient annoncer que justice est faite. Mais non, ce n’est pas contre son intendant que Goneril est irritée, c’est contre les serviteurs du roi ! Elle déclare qu’il est temps de mettre un terme aux insolences de la suite de Lear. Jusqu’ici elle avait espéré que le roi réformerait lui-même ses gens ; mais cet espoir a été déçu, et la princesse va prendre elle-même des mesures. Jugez de l’étonnement du vieillard en entendant ces paroles inusitées. À cet accent si brusque et si rauque, comment reconnaître la voix mélodieuse qui l’avait ravi jusqu’alors ?

— Êtes-vous notre fille ? murmure-t-il.

— Allons, monsieur, je voudrais que vous fissiez usage du bon sens dont je vous sais pourvu.

Après cette réplique, l’étonnement du roi devient de la stupeur ; ce n’est plus de sa fille qu’il doute, c’est de lui-même.

— Quelqu’un me reconnaît-il ici ? Bah ! ce n’est point Lear !… Est-ce ainsi que Lear marche ? ainsi qu’il parle ? Où sont ses yeux ?… Lui éveillé ! Cela n’est pas… Qui donc peut me dire qui je suis ? votre nom, belle dame ?

Pour toute réponse, Goneril invite son père à sortir d’un ridicule ébahissement et lui signifie sèchement que, s’il