Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1873, tome 12.djvu/30

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suspect. Maintenant toute-puissante, elle vivait d’une vie extrasociale, inaccessible à ses sujets, presque inabordable à ses parents, isolée dans son palais même. « La reine soupe et dîne seule, » dit Hentzner. Elle mangeait à part, ne trouvait plus de convive digne d’elle. Ce même voyageur Hentzner, qui fut présenté à la cour d’Angleterre en l’an 1598, raconte, avec l’autorité d’un témoin oculaire, la manière curieuse dont se préparait le repas royal : « Deux gentilshommes entraient dans la salle à manger avec une nappe qu’ils étendaient sur la table, après s’être agenouillés trois fois avec une vénération profonde, puis se retiraient après une nouvelle génuflexion. Sur ce, deux autres arrivaient avec une salière, des assiettes et du pain, déposaient tout cela sur la table après s’être agenouillés comme les précédents, et se retiraient avec les mêmes cérémonies. Enfin arrivaient une dame non mariée (on nous dit que c’était une comtesse) et une autre mariée portant un couteau à goûter : la première, vêtue de blanc, se prosternait trois fois, et essuyait les assiettes avec le pain et le sel, aussi tremblante que si la reine avait été là. Après une courte attente, les yeomen de la garde entraient tête nue, vêtus d’écarlate avec une rose d’or dans le dos, apportant processionnellement un service de vingt-quatre mets dressés dans de la vaisselle d’or ; ces mets étaient reçus au fur et à mesure par un gentilhomme et rangés sur la table, tandis que la dame de service faisait goûter à chaque garde une bouchée du plat qu’il apportait, par crainte de poison. Pendant qu’on dressait le dîner, douze timbales et douze trompettes retentissaient dans l’antichambre. Les préparatifs terminés, un certain nombre de dames non mariées apparaissaient, enlevaient solennellement les plats de la table, et les portaient dans la chambre privée de la reine, pour que Sa Majesté choisît. »