Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1873, tome 12.djvu/46

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trice de la nuit, le bourdonnement des deux armées va s’assoupissant : les sentinelles en faction perçoivent presque le mot d’ordre mystérieusement chuchoté aux postes ennemis. Les feux répondent aux feux ; et à leur pâle flamboiement chaque armée voit les faces blêmes de l’autre. Le destrier menace le destrier par d’éclatants et fiers hennissements qui percent la sourde oreille de la nuit ; et dans les tentes, les armuriers, équipant les chevaliers avec leurs marteaux, rivant à l’envi les attaches, donnent l’effrayant signal des préparatifs. Les coqs de la campagne chantent, les cloches tintent et annoncent la troisième heure de la somnolente matinée. Fiers de leur nombre, la sécurité dans l’âme, les confiants et arrogants Français jouent aux dés les Anglais dédaignés et querellent la nuit boiteuse et lente qui, comme une sombre et hideuse sorcière, se traîne si fastidieusement. Les pauvres Anglais, victimes condamnées, sont patiemment assis près de leurs feux de bivouac, et réfléchissent intérieurement aux dangers de la matinée ; leur morne attitude, leurs joues décharnées, leurs vêtements en lambeaux, les font paraître à la clarté de la lune comme autant d’horribles spectres. »

Quel contraste entre les deux camps ! Là, sous la tente française, le fracas, le tumulte, la frivolité, l’insouciance du lendemain, la jactance, la gasconnade, l’outrecuidance aristocratique, les éclats de voix et de geste, le cliquetis des concetti et des lazzi. Chacun rivalise d’extravagance et de futilité. Les chefs ne parlent que de filles et de chevaux. « J’aime mieux avoir mon cheval pour maîtresse, s’écrie le Dauphin. — J’aime tout autant avoir ma maîtresse pour cheval, réplique le connétable. » C’est une orgie de rires et de paroles. Ici, au bivouac anglais, le calme, le recueillement, le silence religieux, la veillée solennelle, la gravité épique. On s’exprime à voix basse ;