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SCÈNE XI.

conquête de vingt couronnes d’or ! — Eh quoi ! l’amour m’a renié dès le ventre de ma mère, — et, pour me mettre hors de sa loi douce, — il a suborné la fragile nature ; il l’a obligée par la corruption — à dessécher mon bras comme un arbuste flétri, — à poser sur mon dos une odieuse montagne — où, pour ridiculiser ma personne, siége la difformité, — à former mes jambes d’inégale longueur, — et à faire de moi un tout disproportionné, — une sorte de chaos, d’ourson mal léché — n’ayant aucun trait de sa mère. — Suis-je donc un homme fait pour être aimé ? — Oh ! monstrueuse erreur de nourrir une telle pensée ! — Donc, puisque cette terre m’offre pour unique joie — de commander, de réprimer, de dominer — quiconque a meilleur air que moi-même, — mon ciel, ce sera de rêver la couronne ; — et, toute ma vie, ce monde me fera l’effet d’un enfer, — tant que le tronc contrefait qui porte cette tête — n’aura pas pour nimbe une couronne radieuse. — Et pourtant je ne sais comment obtenir cette couronne ; — car bien des existences s’interposent entre moi et le but. — Et moi, tel qu’un homme égaré dans un hallier épineux, — qui arrache les épines et que les épines déchirent, — cherchant un chemin et déviant du chemin, — ne sachant comment trouver l’éclaircie, — et tâchant désespérément de la trouver, — je me tourmente pour atteindre à la couronne d’Angleterre ; — mais je m’affranchirai de ce tourment, — dussé-je me frayer le chemin avec une hache sanglante ! — Eh quoi ! je puis sourire et tuer en souriant ; — je puis applaudir à ce qui me navre le cœur, — et mouiller mes joues de larmes factices, — et accommoder mon visage à toute occasion ; — je suis capable de noyer plus de marins que la sirène, — de lancer plus de regards meurtriers que le basilic, — de faire l’orateur aussi bien que Nestor, — de tromper avec plus d’art qu’Ulysse, — et, comme Sinon, de pren-