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LA PATRIE.

Quoi qu’il en soit, la postérité n’a pas à se plaindre d’une témérité dont elle fait son bénéfice. C’est avec la plus attentive curiosité que la critique moderne a étudié les modifications apportées par la publication de 1623 à l’édition de 1595. D’après le calcul de Malone, le texte de l’in-folio ne conserve du texte de l’in-quarto que dix-sept cent soixante-onze vers ; il en modifie deux mille trois cent soixante-treize, et en ajoute dix-huit cent quatre-vingt-dix-neuf. On voit l’importance de cette modification définitive. Du reste, rien de plus intéressant que de comparer les deux textes ; car, grâce à ce rapprochement, on pénètre les mystères les plus intimes du génie en travail. On surprend le poëte à sa besogne. On l’aperçoit, au fond de son laboratoire, accoudé sur une table, relisant pour la seconde fois ce vieux drame et le rajeunissant, raturant ici un mot, là un hémistiche, plus loin une phrase, écourtant cette partie du dialogue, allongeant cette autre, transposant telle scène, et, partout où passe sa plume, comblant une lacune, atténuant une laideur, réparant une faiblesse, créant une beauté.

Suivons un moment le correcteur à travers sa tâche. Tenez. Il relit la scène où le duc de Suffolk, exilé par Henry VI, se sépare de la reine. Cet adieu du favori à sa maîtresse, dans l’ouvrage primitif, n’est-il pas bien bref et bien froid ?

suffolk, à Marguerite.

Ainsi le pauvre Suffolk est dix fois banni : — une fois par le roi et neuf fois par toi.

(Texte de 1595)

Le poëte veut avec raison que Suffolk soit plus passionné, et vite il lui fait ajouter ces paroles :

suffolk, continuant.

— Peu m’importerait ce pays si tu n’y étais plus ! — Un désert serait assez peuplé, — si Suffolk y avait ta céleste compagnie. — Car là où tu es, est le monde, — et là où tu n’es pas, est la désolation !

{Texte de 1623).