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LA PATRIE.

fant, elle n’eut plus de courage, elle n’eut plus de force, elle n’eut plus d’ambition, elle n’eut plus de volonté. Elle renonça à la lutte, à l’empire, à la vie ; elle quitta l’Angleterre, et s’en vint agoniser en France, chez son père, le roi René. Ceux qui la virent dans sa retraite du château de Reculée, ne reconnurent plus la magnifique reine d’autrefois. Elle n’avait pas cinquante ans et elle était décrépite. Ses cheveux étaient tout blancs ; ses yeux, si vifs et si étincelants jadis, étaient creux et ternes ; ses paupières étaient sanglantes ; ses joues étaient livides ; une lèpre hideuse lui rongeait les mains et la face ; et cette femme, qui avait dû un trône à sa beauté, n’était plus qu’un spectre effrayant. Elle mourut ainsi, pleurant toujours son fils assassiné, affaissée sur elle-même, ulcérée de souffrance, recluse dans le deuil, cachette de son désespoir.

Toute la grandeur possible à cette lugubre époque est résumée dans Marguerite d’Anjou. L’épopée n’offre rien de plus étonnant que cette figure historique. Elle est souverainement formidable et superbe, cette mère qui brave toutes les disgrâces, défie tous les périls, affronte tous les sacrifices ; qui, à chaque revers, répond par un nouvel effort ; que rien n’épouvante, ni la terreur des ouragans, ni l’horreur des champs de bataille ; que rien ne rebute, ni la révolte des peuples, ni la résistance de Dieu ; qui se défend par tous les forfaits, qui fait arme de tout crime, et qui ne s’arrête épuisée que quand elle a perdu son enfant. Dans sa détresse maternelle, Marguerite a la majesté immense de l’Hécube antique. Shakespeare ne pouvait pas ne pas être frappé d’une telle grandeur ; et voilà pourquoi, usant de son droit souverain de poëte, il a prolongé au delà des limites tracées par l’histoire le rôle de cette prodigieuse héroïne. Grâce à un admirable anachronisme, Marguerite doit reparaître dans Richard III.