Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1873, tome 13.djvu/46

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
42
LA PATRIE.

prie de passer dans une salle voisine, où un en-cas est servi. Le roi défère au vœu de son complaisant ministre et disparaît avec lady Anne, après avoir annoncé l’intention de boire « une demi-douzaine de toasts » à la santé de ces dames !

Remarquez bien cette scène. Elle est d’autant plus caractéristique qu’elle est due entièrement à l’imagination du poëte. Aucune chronique n’autorise ici la fiction dramatique. Cavendish, gentilhomme de la chambre du Cardinal Wolsey, fait bien, il est vrai, dans ses mémoires, la description[1] d’une fête, donnée par le cardinal, à laquelle Henry VIII et douze courtisans dansèrent déguisés en bergers, mais Anne Boleyn ne parut pas à cette fête. Chacun sait d’ailleurs que Henry vit pour la première fois lady Anne en 1522 chez son père sir Thomas, au château de Hever, dans le comté de Kent. C’est donc de propos délibéré que Shakespeare a transporté cette première rencontre ait milieu d’une orgie. Étrange altération de l’histoire, qui recèle une formidable satire ! La passion du roi pour Anne, cette passion qui doit bouleverser l’équilibre politique du monde, est ravalée par le poëte aux proportions d’une aventure de bal masqué. C’est durant une folle nuit, au fracas des plaisanteries égrillardes, au choc des coupes capiteuses, au contact des lèvres avinées, que se noue l’amourette fatidique qui doit jeter la nation britannique dans un schisme sans fin. L’Angleterre hérétique, l’Angleterre protestante, l’Angleterre puritaine, avec son fanatisme implacable, avec son intolérance farouche, va naître de ces goguettes échevelées.

Nous avons laissé Henry VIII en pleines saturnales. Quand nous le revoyons, il est dans son oratoire, un livre de prières à la main. Le roi a la mine soucieuse et semble

  1. Voir ce récit à l’appendice.